Pouchkine et d'Anthès : un duel historique

 

La visite par l'ADIQ de la ville de Soultz, dans le Haut-Rhin, et du château d'Anthès en particulier, nous a donné l'envie de vous parler de celui qui fut l'hôte de ce lieu, et surtout de sa rencontre avec l'illustre Pouchkine qui se termina par un drame national en Russie. L'un de nos membres nous fait part du fruit de ses recherches.

Les rivaux

Le conteur et poète national russe Alexandre Pouchkine (1799-1837) est considéré comme le fondateur de la littérature moderne en Russie, et sa fin tragique à la suite d'un duel au pistolet avec un jeune officier français à St Pétersbourg en 1837, pour régler une affaire personnelle, a contribué à lui attribuer une auréole de génie, toujours vivante dans l'âme russe d'aujourd'hui.

Quelque 165 ans plus tard, dirigeant un groupe de touristes des Amis du Vieux Strasbourg dans les deux capitales de la Russie, Moscou et St Pétersbourg, je fus, le premier jour, interpellé par notre guide russe qui demanda froidement à notre groupe si, en tant que Français et Alsaciens de surcroît, nous connaissions Georges d'Anthès, "l'assassin de Pouchkine".

Interloqué par cette question, je répondis que j'ignorais tout de ce Georges d'Anthès, si ce n'était que son nom rappelait celui du héros de notre grand romancier Alexandre Dumas, dans son récit de la vie aventureuse d'Edmond Dantès, de Marseille, devenu le comte de Monte-Cristo.

Eu égard à l'étonnement et au désappointement de notre guide, je fis, dès mon retour à Strasbourg, des recherches sur ce fameux "assassin" tant dénigré en Russie encore au 21e siècle pour son "crime" d'avoir tué Pouchkine dans la fleur de l'âge, et privé la Russie et le Monde de l'un de ses plus glorieux écrivains et poètes.

La vérité est bien sûr plus nuancée que celle annoncée par notre guide, et plus compliquée à exprimer par un Français. Je n'en veux pour témoin qu'Henri Troyat, membre de l'Académie française et d'origine russe, qui publia en 1953 un livre intitulé "Pouchkine", dans lequel il décrit en 800 pages la vie et la mort du romancier russe dans le détail, et cite des documents écrits en français (langue parlée très couramment à la cour des Tsars), où les esprits s'abreuvaient de la littérature française racontant les efforts de libéralisme qui s'étaient achevés par la Révolution de 1789.

Pouchkine rêvait d'un pareil changement pour son pays, et paya son audace vis-à-vis du Tsar par un exil en Sibérie, suivi d'un retour en grâce au moment de l'avènement de Nicolas 1er, Tsar de toutes les Russies, qui n'entendait pas abandonner ses pouvoirs de monarque absolu… tout en se montrant généreux.

Mais revenons à l'Alsacien Georges d'Anthès, fils d'une famille noble de Soultz, dans le Haut-Rhin, qui, après de bonnes études en province et à Paris, sortit en 1829 en bon rang de l'école militaire de Saint-Cyr et choisit la carrière des armes au service de l'étranger. A St Pétersbourg, il devint lieutenant au régiment des chevaliers-gardes de l'Impératrice. Comme Pouchkine, le jeune d'Anthès vécut à St Pétersbourg une vie plutôt dissolue, pleine d'amourettes avec les dames de la cour, recherchant du bon temps dans les contacts féminins, le jeu et la boisson.

Il fut très apprécié par l'ambassadeur des Pays-Bas auprès du Tsar, le baron Van Heeckeren, marié sans enfants, qui l'adopta comme son fils et lui promit, avec l'accord du père du jeune Alsacien, sa participation à son titre, son nom et même sa fortune !

Ces deux hommes, comme plusieurs notables de la cour dont Pouchkine, et le Tsar lui-même, tournaient autour d'une jolie jeune femme, Nathalie Gontcharova, pleine de charme, mais de peu d'esprit, qui aspirait à briller dans les ors des palais. C'est elle qui fut à l'origine de la mort de Pouchkine, dans des circonstances pleines de rebondissements. De surcroît elle avait une sœur aînée, Catherine, qui, avec leur mère, veuve, troublèrent les cartes.

Nathalie Gontcharova, qui se plaisait avec tous ses admirateurs, avait fini par épouser Pouchkine. Catherine, pour sa part, avait jeté son dévolu sur le jeune officier français qui se dénommait désormais baron de Heeckeren.

Pouchkine en vint à provoquer Georges d'Anthès en duel. Il avait reçu des lettres anonymes lui révélant les sympathies que son épouse Nathalie prodiguait à Georges d'Anthès en réponse aux appels de ce dernier.

D'Anthès pensa que son père d'adoption n'était pas étranger à l'envoi de ces lettres. Dans cet imbroglio qui défrayait la chronique impériale, le jeune Français décida de réagir quelques jours plus tard en demandant en mariage Catherine, la sœur de Nathalie, épouse de Pouchkine. D'Anthès n'aimait pas Catherine, mais ce mariage lui permettait de rencontrer souvent Nathalie et de continuer à la séduire.

Après maints coups de théâtre et rebondissements, Pouchkine, pressé par ses amis d'en finir avec ce mélodrame, confirma sa provocation en duel. En cherchant dans la ville son témoin, qu'il n'avait pas encore choisi, il tomba par hasard sur un ancien camarade de sorties légères, le lieutenant-colonel Constantin Danzas, qu'il emmena sur le champ à l'ambassade de France pour y rencontrer le témoin de d'Anthès, le vicomte d'Arciac, attaché à cette ambassade, qui avait accepté ce rôle sans enthousiasme.

Les deux témoins élaborèrent à la hâte, en cet après-midi d'hiver, les conditions du duel, selon les règles habituelles, à cette époque où cela n'était pas interdit par le pouvoir russe. Danzas fut chargé d'acheter deux coffrets de pistolets que Pouchkine avait choisis d'avance chez son armurier, ainsi que de louer un traîneau à deux chevaux, et de régler certaines questions personnelles.

Novembre 2008

 

[A nos lecteurs : une erreur a été commise dans le texte de la première partie : contrairement à ce qu’il a été écrit, les duels étaient interdits par le pouvoir tsariste. Néanmoins Nicolas 1er, tenu au courant par sa police secrète, avait donné l’ordre de ne pas intervenir dans ce duel qui impliquait son adversaire en politique et en amour, Pouchkine.]

Duel dans la neige

En cette fin d'après-midi de janvier 1837, les duellistes et leurs témoins se rendirent en secret dans la forêt enneigée de Saint-Pétersbourg. Les témoins tassèrent la neige profonde pour ménager le couloir où devaient circuler les deux adversaires. Ils établirent des barrières aux bonnes distances avec des manteaux.

Troyat écrit : "Tout était prêt. Danzas et D'Arciac placèrent les adversaires à cinq pas des barrières et leur présentèrent les pistolets. Un silence terrible se créa entre les deux hommes qui se faisaient face et dont chacun souhaitait la mort de l'autre. Danzas donna le signal en agitant son chapeau."

La suite fut rapide. Pouchkine se rapprocha de la barrière, leva le bras et se mit à viser d'Anthès. Mais ce dernier fut plus rapide et, brandissant son pistolet, tira. La fumée de la poudre se dissipa. Pouchkine s'était effondré.

Les témoins se précipitèrent. Pouchkine avait le visage dans la neige. "Je crois que j'ai la cuisse fracassée, murmura-t-il. Attendez ! Je me sens assez de force pour tirer à mon tour !".

D'Anthès, qui faisait mine de quitter son poste, revint à sa place. Pouchkine retomba et perdit son pistolet dans la neige. Danzas lui en tendit un autre. Le blessé visa longtemps, deux minutes dit-on, puis fit feu. La balle atteignit D'Anthès, qui fut légèrement blessé, celle-ci ayant été déviée par un bouton de cuivre de son uniforme blanc.

Blessé au bas-ventre, Pouchkine perdait son sang en abondance. Les deux témoins le traînèrent jusqu'au traîneau, puis dans une voiture envoyée par précaution par l'ambassadeur des Pays-Bas et beau-père de Georges d’Anthès, dans laquelle il fut ramené à sa maison en ville. Là sa femme l'accueillit avec des cris et des larmes. Pouchkine, d'une voix ferme, lui ordonna de se retirer. Elle ne répondit pas : elle avait perdu connaissance.

La suite est pathétique. Pouchkine s'entretint avec ses médecins et ses amis. Son agonie dura deux jours ponctués de remords, de regrets et d'encouragements à l’égard de sa femme : "Tâche qu'on t'oublie. Va vivre à la campagne. Porte le deuil pendant deux ans, puis remarie-toi, mais avec un homme convenable...".

Ironie du destin : Pouchkine avait traité du thème du duel, qui l’avait toujours impressionné, dans son chef-d’œuvre écrit en vers « Eugène Onéguine ». Par ailleurs, un soir de beuverie entre amis, une cartomancienne lui avait prédit la gloire et une longue vie pourvu qu’il sache éviter vers l’âge de 37 ans le grand danger représenté par un homme en blanc.

L'enterrement du héros national partagea la foule entre amis et ennemis du défunt. Le grand poète russe, l'ami des humbles et du peuple, l’homme généreux, le visionnaire égaré, fera parler de lui encore longtemps.

Après le duel, D'Anthès fut poursuivi en justice, mais le Tsar, constatant qu'avec Pouchkine avait disparu un sérieux adversaire de son régime, ainsi qu'un rival dans un domaine plus personnel, fit classer l'affaire.

Le Français, heureux de s'en tirer à si bon compte, quitta la Russie comme un exilé ; il se réfugia avec sa femme Catherine Gontcharova dans son village natal de Soultz dans le Haut-Rhin, où celui qui est encore considéré par les Russes comme « l’assassin » du grand Pouchkine se cacha sous son nom adoptif de Heeckeren.

Ils y eurent trois enfants. La passion politique le prit, et il devint successivement maire de sa commune, conseiller général du canton, puis député du Haut-Rhin. Après la chute de la Monarchie de Juillet, il fut élu représentant du peuple, puis réélu à l'assemblée législative. Siégeant à l'extrême droite, ce légitimiste rallié à Louis-Napoléon Bonaparte entra en conflit avec les républicains, et Victor Hugo en particulier.

Il rendit service à Napoléon III en contribuant à la politique du nouvel empereur d'embellissement de Paris et de développement de l'industrie française. Il en fut récompensé par un siège de sénateur en 1852. En maire diligent, il n’oublia pas de moderniser également sa commune de Soultz.

Après la défaite de 1870, le baron de Heeckeren se démit de ses fonctions politiques et adminitratives et vécut à Paris en homme d'affaires. Il mourut en 1895 et fut inhumé au cimetière de Soultz. Son château de Soultz fut vendu par ses descendants et transformé en hôtel.

Quant à Nathalie, la veuve de Pouchkine, elle suivit les conseils de son mari agonisant et épousa, quelques années après le drame, un vieil officier de l’armée russe. Ce dernier reçut du Tsar, qui s’intéressait toujours à Nathalie, un avancement exceptionnel.

Que sont devenus les pistolets ?

Après le drame, une question demeurait à l’esprit de certains intellectuels russes : que sont devenus les pistolets qui ont supprimé le meilleur des poètes russes ? Comme si ces pistolets avaient été bien plus que les simples instruments d'un drame humain… Il faut connaître l'âme russe et son penchant pour le tragique ! Dans plusieurs musées créés dans les anciennes résidences de Pouchkine, on va jusqu’à montrer des pistolets qui auraient pu servir au « forfait » de Georges d’Anthès.

Après des recherches que j'ai menées en 2001 et qui m'ont conduit jusqu'à la mairie d'Amboise, j'ai obtenu une partie de la réponse. L'un des deux coffrets de pistolets avait été ramené par D'Anthès à Soultz. Par suite d'une tractation financière, il a été cédé à un collectionneur français qui en fit ensuite don à la Ville d'Amboise pour compléter la collection du "musée postal", en référence au livre de Pouchkine « Le maître de poste ».

M. le Maire d'Amboise m'écrivait au sujet de ce coffret de pistolets, armes fatales à l'auteur du "Maître de poste", les détails suivants. En 1989, l'Etat demanda à la Ville d'Amboise de prêter ces pistolets à l'Etat Russe. Il y eut à cette époque un mouvement de désapprobation des conservateurs de musées, la presse internationale, mal informée, ayant parlé d’un "don" du président Mitterrand à Mikhaïl Gorbatchev.

En réalité il s'agissait d'un prêt pour une exposition d’objets « sacrés » au musée Pouchkine de Saint-Pétersbourg, et en 1990 les pistolets ont normalement réintégré les collections du musée de la Poste d’Amboise. Aujourd'hui, ce musée ayant été fermé, les pistolets sont conservés en sécurité et pourront être exposés au public le moment venu.

Un autre coffret de deux pistolets est exposé au musée Pouchkine de Moscou, tel une relique ; il s’agirait du second coffret du duel. Lequel des quatre pistolets a vraiment tué l’illustre fils de ce grand pays ? Il faut avoir l’intellect et l’âme russes pour se poser la question !

François MISSEMER

Mai 2009

Sources : Henri Troyat, Pouchkine, Plon 1953 et Perrin 1976 et 1999 ; Dr Paul-André Befort, Miroirs croisés, Midgard 2008 ; Nouveau dictionnaire de Biographie Alsacienne (NDBA) à Heeckeren ; Archives de la Ville d’Amboise. Documents consultables sur demande chez M. François Missemer à Strasbourg.

 

 

 

François MISSEMER