POUR UNE AUTRE POLITIQUE D'URBANISME A STRASBOURG

Ce n’est pas ici le président de l’ADIQ mais le citoyen de base qui dit le mal qu’il a à comprendre la politique d’urbanisme en cours à Strasbourg. Ces réflexions n’engagent que leur auteur et non l’ADIQ, dont les membres sont de sensibilités diverses, ce qui est la meilleure chose qui soit.  (janvier 2014)

                                                  

Une densification anti-démocratique

 

Aujourd’hui à Strasbourg le mot d’ordre de la politique d’urbanisme est de densifier, encore et toujours. Les motifs invoqués (grignotage des terres agricoles, déplacements domicile-travail, demande de logements) sont très discutables si l'on se place dans une vision régionale voire nationale du développement du territoire. Mais le concept est dans le vent et a été inclus dans les textes, loi SRU en tête. Cependant on a déjà bien trop « construit la ville sur la ville » à Strasbourg.

 

Des espaces naturels sont cédés par la Ville pour construire école européenne ou consulats de Turquie et de Chine, dont les besoins sont certes réels ; en même temps des bâtiments sont désaffectés depuis des années, comme les vastes et belles anciennes Archives départementales. Ailleurs le moindre espace libre est traqué, bétonné, au préjudice du cadre et de la qualité de vie dans les quartiers et, au final, de l’attractivité de la ville.

 

Pour rendre les quartiers plus attractifs il faut d’abord se garder de les empêcher de respirer. Or la densification se fait toujours au détriment des espaces libres ou verts ; affirmer le contraire n’est que mensonge. Les habitants aspirent au naturel plus qu’au béton. En cela la densification est anti-démocratique, car elle est imposée aux administrés sans qu’ils aient été invités à donner leur avis, dont on sait qu’il est majoritairement défavorable.

 

Cesser d’acheter les idées à l’extérieur

 

Aujourd’hui la planification de l’urbanisation de Strasbourg est entièrement sous-traitée. Chaque aménagement de voirie ou de place publique est confié systématiquement, moyennant finances, à un bureau d’études ou à un architecte extérieur. Le réaménagement des places du Château, de Saint-Thomas ou d’Austerlitz dépassait-il vraiment les compétences de la Ville et de la CUS ? On ne se pose même plus la question de savoir s’il y a besoin de sous-traiter.

 

De même, toutes les conceptions d’urbanisations sont sous-traitées à des urbanistes parisiens ou autres. Prenons l’exemple de la ZAC Deux-Rives. En 2010 la Ville a concédé l’entière conception du schéma directeur à l’urbaniste parisien Reichen. Puis des études ont encore été payées pour étudier et créer une Société Publique Locale (SPL) qui sera chargée de piloter l’aménagement de la ZAC.

 

Pas un instant la Ville et la CUS n’ont envisagé de concevoir en interne le schéma directeur, pas plus que d’assurer le pilotage de la ZAC en régie directe, pourtant le meilleur moyen de maîtriser le projet. Bien sûr, elles n’exercent plus directement le rôle d’aménageur, qui en son temps a été confié à la SERS. Mais la nouvelle SPL et son personnel fraîchement embauché aura encore moins d’expérience.

 

Or avec un effectif CUS qui a crû d’environ 3000 personnes en 20 ans pour avoisiner aujourd’hui les 8500, le contribuable local pouvait s’attendre légitimement à ce que les services soient organisés de manière à sous-traiter de moins en moins, en particulier en matière d’urbanisme. C’est pourtant l’inverse qui s’est produit. Et les interventions de tous ces sous-traitants représentent un coût important pour la collectivité.

 

D’autres grandes villes sous-traitent aussi, nous objectera-t-on ; mais est-ce une justification ? Un constat de fond s’impose : le politique a perdu la capacité intellectuelle et humaine de concevoir l’évolution urbanistique de la ville. Est-il indispensable d’aller chercher des urbanistes à l’extérieur ? Qui mieux que la Ville et la CUS peut connaître les sites, les enjeux, les problématiques ? Qui, des élus ou des sous-traitants, doit lancer les idées et les concrétiser ?

 

Reprendre en main la politique d’urbanisme et cesser de sous-traiter systématiquement la conception des évolutions urbaines traduirait une volonté retrouvée de penser soi-même la ville, en même temps que d’économiser l’argent public.

 

L’axe Heyritz - Kehl oui mais pas ainsi

 

L’axe Heyritz - Kehl avec ses friches industrielles devait évidemment être urbanisé, mais pas en densifiant de la sorte, ni en y attirant autant les investisseurs extérieurs, qui ont acheté la majorité des premiers programmes de logements que par essence ils n’habiteront jamais. Le résultat est une satisfaction artificielle de la demande en logements, générant une occupation déséquilibrée qui, avec le mode rapide de construction, la promiscuité des résidents et le confinement des logements, affectera à moyen terme la durabilité de ces opérations. Pourtant les élus connaissent les difficultés générées par l’habitat dense, eux qui sont conduits à raser plusieurs immeubles à la Meinau et au Neuhof pour cause de nuisances, insécurité et, au final, taux d’inoccupation. Tout nouveau tout beau, mais après ?

 

Une autre problématique, et pas des moindres, n’a pas été (sérieusement) appréhendée par le schéma directeur Deux-Rives : la cohabitation entre les industries du port du Rhin et les futurs habitants des secteurs Coop, Starlette et Citadelle (3675 logements prévus rien que là), situés dans le champ auditif des turbines et dans le panache des cheminées d’usines, dont en première ligne celles de la SETE, la centrale thermique présente dans la « bulle » Starlette. De deux choses l’une : soit on maintient les logements à distance des usines, soit on construit des logements proches avec des mesures d’adaptation intégrées dans le futur plan local d’urbanisme (PLU). Mais décider de construire proche en faisant l’autruche revient à semer les germes d’inéluctables conflits entre résidents et industriels.

 

La trouvaille du 0,5 place de parking

 

Pour à la fois densifier et limiter le nombre de voitures, on a réduit à 0,5 place le parking obligatoire à créer par nouveau logement. Or le remède aggrave le mal. En effet même si des nouveaux résidents prendront le tram ou le bus dans un rayon de 500 mètres des stations, la plupart apporteront toujours des voitures dans leurs bagages car, c’est un fait, la possession d’une voiture obéit aux motivations les plus diverses. Construire du logement en réduisant le stationnement à 0,5 place et, en parallèle, en supprimant des parkings (exemple le parking Printemps transformé en logements) a pour corollaire l’augmentation du nombre de voitures en ville, donc du trafic, la congestion de la ville, la pollution et le stress. Densifier la ville et prétendre y limiter la voiture en même temps est parfaitement contradictoire.

 

Construire en fonction des besoins

 

L’examen du Programme Local de l’Habitat (PLH) permet de constater que les calculs de besoins en logements, qui sous-tendent l’actuelle politique de bétonisation à tout va, sont discutables. En outre le bilan du PLH à mi-parcours est de 3700 logements autorisés par an, ce qui dépasse l’objectif, déjà excessif, de 3000 (1500 privés + 1500 sociaux). Or dans le même temps le nombre de logements vacants est élevé à Strasbourg, et peut être estimé à environ 12 000 à échéance de l’actuel PLH. De même, le parc de logements sociaux a grimpé largement au-dessus du taux obligatoire pour représenter plus de 70 % de l’offre de la CUS, comme si Strasbourg cherchait à construire en lieu et place des villes de la CUS qui ne satisfont pas à l’obligation. Il est indispensable que le prochain PLH (2015 - 2021) soit fondé sur une étude réaliste des besoins en logements privés et aidés et débouche sur un programme de construction équilibré et raisonnable.

 

Construire doit rimer avec cohérence

 

On assiste à un urbanisme de remplissage qui sacrifie la cohérence sur l’autel de la densification : tout projet est accepté sans discussion quant à son aspect extérieur par les services de l'Adjoint à l'urbanisme, pourvu qu’il remplisse une « dent creuse ». A l’opposé du dentiste qui, lorsqu’il pose une couronne, fait en sorte qu’elle ne se remarque pas, à Strasbourg l’architecte est poussé à construire une « œuvre d’art » contemporaine, à trancher dans l’existant en méconnaissance de l’article R.111-21 du code de l’urbanisme. Et c’est ainsi que dans le droit fil de l’erreur de la Maison Rouge / Fnac, émerge l’enveloppe exubérante du Printemps au cœur du secteur classé au patrimoine mondial, ailleurs un cube vitré contre un immeuble XVIIe, ou une sorte de grand blockhaus dans une rue wilhelmienne, rompant les équilibres et les volumes, le style et l’harmonie des lieux, leur histoire, leur âme.

 

Au 10 rue du Renard Prêchant, c’est un immeuble au look station de sports d’hiver qu’on a autorisé, avec façade et couverture en bardeaux de bois et fenêtres disparates en métal laqué noir sans volets, au beau milieu de maisons à colombages des XVIIe et XVIIIe siècles. Et en face, le restaurant du Renard Prêchant, qui souhaitait construire son extension dans l’esprit d’une ancienne bâtisse disparue, s’est vu imposer par la Ville de la construire dans l’esprit… de l’immeuble neuf à bardeaux et fenêtres métal du n° 10 (DNA du 3.11.2013). On marche sur la tête.

 

Pour autant ces constructions contemporaines, si elles ne s’intègrent pas dans les secteurs anciens, sont souvent performantes et plaisantes en soi ; pourquoi ne pas les encourager dans les quartiers dont l’environnement s’y prête, et veiller à construire sobrement dans les secteurs patrimoniaux afin de ne pas leur porter atteinte ?

 

Marier urbanisme et patrimoine

 

L’intérêt des élus pour le patrimoine, affiché dans les discours, est contredit par les atteintes portées régulièrement à ce même patrimoine. Prenons l’exemple récent du site du Kaysersguet (allée Kastner), que la Ville a entrepris de transformer en « Lieu d’Europe ». Le Lieu d’Europe est une belle idée, mais le choix du Kaysersguet a entraîné un massacre patrimonial, où la demeure du XVIIIe siècle a vu son intérieur entièrement détruit, et a été flanquée de deux extensions cubiques, sans parler de la construction prévue d’immeubles modernes dans le parc qui était un modèle de répartition cohérente d’éléments historiques. Et la liste serait longue, dans la ville, d’atteintes irréversibles au patrimoine bâti (sur lesquelles malheureusement l’architecte des bâtiments de France a cru devoir fermer les yeux).

 

Cette politique dommageable a pour conséquence de scier peu à peu la branche sur laquelle la ville est historiquement assise. Quand les grandes villes du sud ont le soleil et la plage, Strasbourg a son patrimoine identitaire, pas seulement celui que chacun connaît, mais aussi celui qui demande à être mis en valeur ou remémoré. Si l’on prend par exemple Koenigshoffen, une piste de valorisation du quartier serait de monter un projet relatif au Vicus Canabarum, l’ancien quartier civil romain. Le patrimoine est un levier de valorisation économique, sociale et culturelle des quartiers de Strasbourg, l’une des clés de la ville de demain.

 

Urbanisme et patrimoine demandent à être conjugués ensemble, et plus l’un contre l’autre. Attention, ceci ne veut pas dire « figer » la ville, la « fossiliser », la « muséifier », ou encore « faire du pastiche », critiques simplistes habituelles des densificateurs. Il faut seulement ne plus pousser la ville dans l’ornière d’une densification aveugle érigée en dogme, et la faire évoluer vers plus d’attractivité, cette dernière étant génératrice de développement et de richesse.

 

En conclusion on le voit, c’est un changement fondamental de politique d’urbanisme dont la ville a besoin, basé sur les aspirations des habitants, sur les besoins véritables en logements, sur un développement urbain équilibré et réfléchi… ne pourrait-on pas dire : sur la raison et le bon sens ?

 

Jean-Luc DÉJEANT, janvier 2014