Des Alsaciens et des Mosellans dans la Kriegsmarine (1942-1945)

Voici soixante-dix ans, en août 1942, les décrets des Gauleiter Wagner et Bürckel conduisent à l’incorporation de force de 130 000 hommes dans l’armée allemande. C’est ainsi que des citoyens français sont contraints d’endosser un uniforme étranger au mépris du droit international (la région a aussi compté quelques 2 ou 3 000 engagés volontaires, dont le fils d’un instituteur domicilié rue du Conseil des XV). Plusieurs milliers de ces Malgré-nous ont rejoint les rangs de la Kriegsmarine. Quelques survivants ont habité notre quartier ou l’habitent encore.

 

Après avoir subi la formation classique du militaire, c’est-à-dire le Drill, dressage à la prussienne, les marins sont dirigés vers les nombreuses spécialités de l’arme :

 

- le service sur les navires (croiseurs, cuirassés, torpilleurs, vedettes, dragueurs de mines), pour la plupart en mer du Nord ou dans la Baltique, plus rarement en Méditerranée ; parmi les spécialités de bord : l’artillerie, les torpilles, les machines, les transmissions, le service d’ordonnance, la cuisine ;

- les sous-marins ;

- l’artillerie et la Flak côtières ; les stations de projecteurs et de radars ;

- les stations météorologiques ;

- le service dans les ports ;

- le service de santé (comme le docteur Roger Naett, autrefois domicilié boulevard de l’Orangerie) ;

- la marine marchande ;

- les arsenaux de la marine ;

- enfin, l’infanterie en tant que fusiliers marins.

 

Sous l’uniforme allemand, la plupart des Alsaciens-Lorrains sont le jouet d’événements qui les dépassent et se font discrets. Beaucoup pratiquent cependant une sorte de résistance passive. Ils manifestent une tendance bien naturelle à se regrouper. Cela n’exclut nullement une camaraderie sincère avec leurs autres compagnons, les jeunes marins allemands. Ils se plaignent rarement d’avoir été l’objet de discriminations en raison de leurs origines. Si les séminaristes, nombreux dans la marine – comme Xavier Schieber, plus tard curé de la paroisse Saint-Bernard, - sont l’objet de quolibets de la part de tel ou tel gradé, ils sont traités avec le plus grand respect par la plupart des officiers.

 

Même s’il faut bien se garder de généraliser car certains cas ont été dramatiques (torpillage, attaques aériennes) les Malgré-nous de la Kriegsmarine sont des privilégiés, du moins pour ce qui concerne leur existence quotidienne. Le marin embarqué ne connaît pas les misères du troupier perdu sur le front russe ; même à terre, dans un port, sa situation reste enviable, surtout en ce qui concerne le couchage et la nourriture.

 

Les occasions de rencontre avec les civils sont assez rares, mais elles peuvent être pittoresques comme avec les pêcheurs de l’île de Rhodes. En Pologne, au Danemark, en Norvège la population est indifférente ou hostile. Sur les bords de la Baltique, en revanche, la terreur qu’inspire l’Armée rouge rend souvent les Lettons ou les Estoniens plus conciliants. D’autres Malgré-nous sont affectés à Brest, à Cherbourg, à Gênes ou à Varna (Bulgarie).

 

L’idée de la désertion hante beaucoup d’entre eux. Certains n’osent pas franchir le pas par crainte des conséquences pour leur famille ; tous d’ailleurs ne bénéficient pas d’un contexte favorable. Pour un matelot qui rejoint la Résistance danoise – comme le docteur Roger Lehmann, un Bitchois qui habite aujourd’hui près de l’allée de La Robertsau -, un autre qui réussit à gagner la Suède neutre ou un troisième qui passe chez les partisans yougoslaves, combien sont morts d’une rafale de mitraillette ou dans des camps pour avoir cru à la propagande russe diffusée par hauts parleurs ?

 

En 1945 les incorporés de force de la marine connaissent les terribles journées du « Crépuscule des dieux » dans la poche de Lettonie, encerclée par les Soviétiques ; dans la plaine hongroise ou en Poméranie. Les pertes à terre sont colossales tandis que plusieurs torpillages de navires remplis de troupes et de réfugiés font à chaque fois des milliers de morts (notamment ceux des paquebots Arcona et Wilhelm Gustloff).

 

La capture par les Britanniques ou par les Américains est le lot de beaucoup de marins. Si tous les Malgré-nous prisonniers des Alliés occidentaux n’ont pas été forcément bien traités – ainsi que peut en témoigner Jean Amos, résident de la cité Rotterdam -, ils ont été plus chanceux que ceux qui sont tombés entre les mains des Soviétiques. Pour quelques histoires qui se terminent bien, combien d’autres se sont achevées dans la misère et la maladie à Tambov, « le camp des Français », ou ailleurs ? Ce triste anniversaire d’août 2012 nous rappelle l’histoire tourmentée de ces régions frontalières, entre France et Allemagne.

 

Jean-Noël GRANDHOMME, mai 2012

Maître de conférences (HdR) en histoire contemporaine à l’Université de Strasbourg,

auteur de « Les Malgré-nous de la Kriegsmarine », éditions de La Nuée bleue, 2011